Être juif et pauvre


Rôles sociaux et capacités d’agir en mondes chrétiens et musulmans
(Moyen Âge – époque moderne)

Date limite de l’appel 1er février 2018

Dans l’historiographie, qu’elle soit ancienne ou plus récente, les juifs apparaissent souvent comme une catégorie d’acteurs assez figée et monolithique. Les historiens n’ont en effet jamais été très à l’aise lorsqu’il s’agit d’appréhender dans son ensemble et dans toute sa complexité une population numériquement assez réduite qui, au Moyen Âge et à l’époque moderne, cohabitait avec les sociétés chrétiennes ou musulmanes dans lesquelles elle se trouvait insérée. Les populations juives étaient plus ou moins bien perçues ou acceptées selon les lieux et les époques ; elles jouissaient de « privilèges », c’est-à-dire d’un statut et de droits s’inscrivant dans un cadre juridique précis, dont l’ampleur et la durée pouvaient considérablement varier, favoriser ou compromettre leur présence sur un territoire donné. De fait, les juifs apparaissent souvent comme un groupe « minoritaire », une sorte de « bloc » confronté à un autre « bloc », c’est-à-dire les sociétés qui les accueillirent, elles-mêmes définies comme un groupe « majoritaire ». L’apparition du concept-clé de « minorité » pour désigner la ou les populations juives, dont la définition classique revient à Louis Wirth a, au fond, renforcé cette polarisation terminologique, qu’il conviendrait d’ailleurs de discuter plus en profondeur .
L’étude systématique de la stratification sociale et de la diversité interne des sociétés juives est assez récente, et témoigne de cette difficulté à s’engouffrer pleinement dans leur histoire économique et sociale en tenant compte de leurs différents degrés de complexité . Pourtant, les sources ne manquent pas, qu’elles soient d’ailleurs produites par les sociétés majoritaires ou par les minorités juives. Si certaines sources anciennes ou plus récentes, souvent teintées d’antijudaïsme ou d’antisémitisme vindicatif ont insisté sur la supposée « richesse » des juifs, de nombreux autres documents et témoignages montrent au contraire combien la pauvreté aurait été une question et un problème récurrents dans les sociétés juives du passé, en particulier dans

certains contextes à l’époque moderne . L’attention réservée aux élites marchandes est en partie responsable d’avoir caché la condition de ces autres acteurs juifs, itinérants et non – la masse des petits colporteurs et des petits marchands, des artisans, des étrangers, des marginaux, vagabonds ou réfugiés – qui n’ont pas encore fait l’objet de recherches approfondies.
De manière plus générale, l’historiographie a défini trois types de pauvres : les pauvres « structurels », dont l’état de besoin est permanent (vieillards, infirmes) ; les pauvres « conjoncturels », dont la situation de fragilité est provoquée le plus souvent par une crise économique, une guerre, une épidémie ou une catastrophe naturelle ; et les pauvres « honteux », à savoir les déclassés, ceux qui sont contraints à quitter leur groupe social suite à une chute économique. Les historiens ont ainsi fait la distinction entre un état de pauvreté, à savoir une condition de dépendance ou d’exclusion permanente, et un processus d’appauvrissement, déclenché à la suite d’une faillite ou d’un surendettement . Ils ont aussi abordé la pauvreté selon des catégories qui dépassent l’idée du seuil économique et qui reconnaissent toute l’importance du lien social dans la définition des statuts individuels. Pendant le Moyen Âge et l’époque moderne, le manque de liens stables et de réseaux de protection à l’échelle locale reflète une condition d’insuffisance de capital relationnel qui peut entraver la possibilité de jouir des droits de citoyenneté .
L’expérience juive incarne ces typologies de pauvretés de manière composite et variable selon les périodes et les contextes. Si les questions théologiques et théoriques de la richesse supposée et du statut juridique des juifs, ainsi que leurs représentations ont été très largement abordées par les chercheurs, en particulier pour le monde chrétien , une histoire sociale de la pauvreté juive reste encore très largement à écrire, en particulier dans une perspective comparative et de longue durée. Que signifiait être juif et pauvre dans les sociétés du passé ? Et comment mesurer l’évolution socio-économique et la complexification des populations juives au milieu des mondes chrétiens et musulmans ?
Ce colloque entend donc faire le point sur un certain nombre d’aspects bien balisés tout en se proposant de développer de nouvelles questions et perspectives de recherche. Il invite à une contextualisation des expériences sociales juives à partir du Moyen Âge et jusqu’à l’émancipation, les bornes chronologiques choisies étant également un appel à reconsidérer l’évolution des modes de gestion de la présence juive en Europe et dans l’Empire ottoman sous l’angle de l’histoire de la pauvreté. Quatre axes seront au cœur des travaux :

1. Étudier la pauvreté : catégories, sources et méthodes
2. Rôles sociaux et inégalités dans les sociétés juives
3. Acteurs et réseaux : stratégies, tactiques, capacités d’agir
4. Encadrements institutionnels de la pauvreté

1. Étudier la pauvreté : catégories, sources et méthodes

Cet axe propose d’interroger la construction de la notion de pauvreté en association avec celle de juif, à partir de formulations théologiques et juridiques, d’écrits économiques, politiques et
littéraires. La présentation de sources d’archives originales, ainsi que l’analyse des représentations sociales que ces sources reproduisent, seront au centre de cette réflexion. La pauvreté est le plus souvent conçue comme une construction sociale et une catégorie socio-politique dans un système de catégorisation binaire du pouvoir, de l’appartenance, de la réputation (puissant/faible, autochtone/allochtone, honorable/infâme, etc.). Au Moyen Âge et à l’époque moderne, le terme de « pauvre » renvoie à un état de faiblesse non exclusivement économique, mais aussi lié à une absence de ressources et de relations sociales. Il est également assimilé à une image de nocivité, danger et trouble à l’ordre public. L’objectif de cet axe sera donc d’interroger la pertinence pour les populations juives des catégories de pauvreté fondées sur l’étude des sociétés chrétiennes et musulmanes. Ou inversement, est-ce que les définitions de la pauvreté en mondes juifs mettent à l’épreuve ou bousculent ces catégories ?

2. Rôles sociaux et inégalités dans les sociétés juives

Cet axe cherche à susciter le débat entre médiévistes et modernistes autour de la notion de stratification sociale en mondes juifs. Il s’agit d’aborder la réalité des pauvretés juives dans une perspective de longue durée et comparative entre sociétés chrétiennes et musulmanes. Qui sont les pauvres juifs, quand le deviennent-ils et comment sont-ils définis ? Les historiens ont étudié le cycle de vie des hommes et des femmes du passé et y ont distingué une diversité dans les séquences de la fragilité sociale. Ces séquences sont différentes selon les sexes, les trajectoires de vie, les communautés et les secteurs économiques . Est-ce que ce paradigme demeure valable pour le cas juif, après considération des distinctions dans le cycle de vie et des limitations imposées aux juifs dans l’espace social et économique ? Nous chercherons également à interroger les fondements culturels et les rôles sociaux qui organisent le lien social à l’intérieur des communautés juives. La condition des femmes juives sera abordée notamment à travers l’examen des configurations de la famille juive et des rôles sociaux en mondes juifs. Outre le sexe et l’âge des individus, d’autres catégories pourront être prises en considération comme éléments constitutifs de la stratification sociale : par exemple, l’origine géographique, la profession, ou le niveau d’instruction. La tension entre inégalités et solidarités sera donc au centre de cette réflexion. Une place sera également accordée aux convertis et aux descendants de convertis qui continuent souvent à maintenir des liens, conflictuels ou non, avec leurs familles d’origine.

3. Acteurs et réseaux : stratégies, tactiques, capacités d’agir

Ce troisième axe propose d’aborder la notion d’« agency » (en français, « capacité d’agir » ) et de placer la focale sur les moyens utilisés par des pauvres juifs pour faire face et lutter contre les mécanismes d’appauvrissement. Il s’agira d’interroger notamment les capacités des pauvres juifs à tirer des ressources à travers la mobilisation des liens sociaux, autant dans la sphère des besoins économiques que dans la sphère des relations sociales. Quel est le rôle joué par les réseaux de protection informels, tels que la parenté, le voisinage et l’association de métier, dans le combat des pauvres juifs contre la faim, l’exclusion et l’inactivité ? Cette perspective à partir des acteurs pauvres considère également les tactiques employées , les facultés d’adaptation, les arrangements des économies privées, ainsi que les formes de la polyactivité parmi les pauvres juifs. Nous chercherons donc à examiner la diversité des actions en mondes juifs. Survie économique et
survie sociale sont-elles deux conditions interdépendantes ? Quelle place est occupée par la déviance, par l’abandon des pratiques religieuses ou l’entrée dans la criminalité ?

4. Encadrements institutionnels de la pauvreté

Ce dernier axe se focalisera sur la diversité des modalités de mobilisation des réseaux de l’entraide disponibles à l’intérieur de la communauté religieuse ou à différentes échelles (locale, régionale, ou même supranationale). Nous chercherons à examiner d’abord les modalités de saisie des institutions censées gérer la pauvreté au sein de la communauté juive et plus largement dans la cité . Comment les pauvres juifs utilisent les dispositifs de la charité qui leur sont accessibles ? Il s’agira également de considérer les difficultés rencontrées par certains individus dépourvus de capital relationnel pour mobiliser les institutions et les réseaux de solidarité. Qui peut prétendre à être assisté et qui ne le peut pas et qui sont les bienfaiteurs ? Comment s’opère la redistribution des richesses à l’intérieur du groupe juif ?

Organisation

Le colloque se déroulera les 5 et 6 novembre 2018 au Collège d’Espagne (Cité internationale universitaire de Paris 7E, bd Jourdan – 75014 Paris) et comportera quatre sessions, chacune de 3 communications. Chaque session comportera un discutant pour commenter les communications et animer les débats.
Les langues officielles seront : le français et l’anglais. Les intervenants devront faire parvenir un résumé de leur communication et un powerpoint détaillé dans une autre langue (anglais ou français) que celle d’exposition de manière à favoriser les échanges entres les participants.
L’hébergement (2 nuitées) et les frais de déplacement seront pris en charge (en classe économique).
Merci d’envoyer vos propositions accompagnées d’un CV court

Contact

davidemano@gmail.com
michael.gasperoni27@gmail.com

Comité scientifique

Davide Mano, chercheur post-doctorant à l’EHESS de Paris (Centre de recherches historiques – Etudes juives). Ses recherches s’orientent vers l’histoire sociale des juifs, avec une attention particulière portée à la période révolutionnaire (XVIIIe-XIXe siècles) et sur l’Italie.

Michael Gasperoni, chargé de recherche au CNRS (Centre Roland Mousnier, UMR 8596), travaille sur l’histoire de la ségrégation sociale et de la famille en Italie à l’époque moderne. Il a publié différents travaux sur les pratiques matrimoniales et les systèmes de parenté juif et chrétien à l’époque moderne et sur les aspects démographiques, juridiques, économiques et sociaux des ghettos juifs en Italie.

Bibliographie indicative

 

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